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Le cidre de La Romagne, une boisson locale

Moins connu que ses confrères breton et normand, le cidre ardennais fabriqué à La Romagne a connu un rayonnement régional…


En hiver, l'installation de l'alambic permet aux bouilleurs de cru romanais de fabriquer leur eau-de-vie de fruits.
En hiver, l’installation de l’alambic permet aux bouilleurs de cru romanais de fabriquer leur eau-de-vie de fruits.

Afin de pourvoir à tous leurs besoins (on est dans une économie vivrière), les paysans ont des arbres fruitiers, principalement quelques noyers, cerisiers, pruniers appelés aussi balossiers[1]. On fait sécher les fruits ou on cuit des confitures, avant de produire de l’eau de vie (fabriquée d’abord artisanalement dans le cadre familial, et des siècles plus tard grâce à un alambic installé au village).


[1] Ardennisme (la variante orthographique balocier est également attestée).


La poire fondante Thirriot (Pyrus communis L.) est une variété de poire typique des Ardennes.
La poire fondante Thirriot (Pyrus communis L.) est une variété de poire typique des Ardennes.

Il y a aussi des poiriers, qui sont bien moins nombreux que les pommiers, mais qui permettent de fabriquer le poiré, une boisson nettement moins répandue que le cidre. Ils assurent également la consommation de fruits en hiver. La plupart de ceux-ci sont des arbres de plein vent, poussant dans les prairies. Leur origine pourrait s’expliquer par une extension des plantations de la Thiérache, car les espèces sont semblables à celles cultivées en Picardie.

En outre, ces arbres peuvent servir de repères à l’arpenteur pour préparer les lots, en cas de partage des terres entre les héritiers. Les dispositions testamentaires comportent plusieurs cas où les troncs (d’un balossier par exemple) déterminent le marquage. Les mesures de superficie étant loin d’être partout les mêmes, et plutôt complexes, la présence de repères faciles à identifier est nécessaire, afin d’éviter toute contestation ultérieure.


Acheminement des pommes à la cidrerie Malherbe. Avec la mécanisation, la fabrication du cidre à La Romagne, personnelle et artisanale, devient commerciale et industrielle, donnant un nouvel essor à l'économie locale.
Acheminement des pommes à la cidrerie Malherbe. Avec la mécanisation, la fabrication du cidre à La Romagne, d’abord personnelle et artisanale, devient commerciale et industrielle, donnant un nouvel essor à l’économie locale (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).

La fabrication du cidre est attestée par la présence d’un pressoir dans les inventaires après décès (inventaire Letellier) ou par les rôles des tailles postérieurs à 1770. Ceux de 1771 et de 1774 permettent d’identifier six détenteurs d’un dispositif de pressée cidricole[1] :

NomProfessionAge
Antoine BonhommeTailleur d’habits28 ans
Jean-Baptiste CoutierMaréchal-Ferrant25 ans
Pierre DevieLaboureur48 ans
Thomas DevieLaboureur63 ans
François MerlinLaboureurNon précisé
Thomas ThomasManouvrier40 ans
Dans le cadre d’une économie vivrière, quelques habitants de La Romagne fabriquent leur propre cidre.

[1] Archives départementales des Ardennes, C 2283 [Série C = administrations provinciales avant 1790, articles C 2233-2302 = supplément à la série C, administration des domaines, généralité de Metz, bureau de Mouzon, contrôle des actes de notaires et sous-seings privés, tables, 1694-1792].


Embouteillage du cidre aux établissements Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).
Embouteillage du cidre aux établissements Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).

Un peu moins d’un siècle plus tard, la succession de J. B. Merlin fait état d’un « bâtiment nature de pressoir », sans compter les soixante-seize hectolitres de cidre que renferment ses caves. Dans une succession de 1913[1], il est fait état de trois pipes de cidre, soit mille huit cents litres, ce qui montre l’importance de cette boisson dans la vie sociale : ce breuvage est destiné non seulement à la consommation personnelle mais aussi à un usage convivial.


[1] Archives départementales des Ardennes, 3E 14/130, étude de maître Courboin, notaire à Chaumont-Porcien [série E = état civil, officiers publics et ministériels, sous-série 3E14/1-324 = archives notariales de Chaumont-Porcien et Seraincourt].


Pommiers de plein champ, repérage topographique des environs de La Romagne effectué le jeudi 15 avril 2010. Crédits photographiques : © 2020 laromagne.info par Marie-Noëlle ESTIEZ BONHOMME.
Pommiers de plein champ, repérage topographique des environs de La Romagne effectué le jeudi 15 avril 2010. Crédits photographiques : © 2020 laromagne.info par Marie-Noëlle ESTIEZ BONHOMME.

Les vergers de pommiers se sont beaucoup développés au XVIIIe siècle. Un siècle plus tard, l’étude des actes de successions montre que les vergers sont présents au cœur du village, que ce soit rue Basse avec quelque soixante-dix ares (possession de la famille Merlin ou Devie), ou à la rue Haute et au Courtil Hubert. En 1773, la production est de soixante muids[1] (mesure de Paris) de cidre et de poiré.

Du reste, l’enquête sur le travail agricole et industriel menée sur le canton de Chaumont[2] en 1848 fustige la surconsommation de ce breuvage, qui ouvre la voie à des situations déplorables. La boisson principalement dénoncée est (bien évidemment) le cidre, qui se consomme souvent avec excès.


[1] Ancienne mesure de capacité utilisée pour les liquides, les grains et d’autres matières sèches.

[2] Archives nationales, site de Paris, C 945 [série C = assemblées nationales, fonds coté C 717-17097 = classement thématique par grandes catégories typologiques : sessions, élections, pétitions, lois et résolutions, papiers de la questure, 1814-1962, articles C 908-1026 = papiers et sessions (dossiers des séances) des Assemblées constituante et législative (1848-1851), versement de la Chambre des députés de 1920].


Stockage des bouteilles vides à la cidrerie Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).
Stockage des bouteilles vides à la cidrerie Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).

Le seul cas de fermage en nature de cidre est évoqué par Monsieur Jean-Marie Caruel : il se souvient que, dans les années 1950, le propriétaire de la ferme qu’exploitait Paul Devie venait toucher annuellement ses fermages. Ils comprenaient quelques tonneaux de cidre, sa boisson favorite. Cela n’est pas banal, on le concèdera, pour un négociant en vins et champagnes !


En-tête de la cidrerie Malherbe Frères, lettre datée de 1930 (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).
En-tête de la cidrerie Malherbe Frères, lettre datée de 1930 (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).

Une cidrerie est fondée après la première guerre mondiale dans le village par Georges Malherbe, donnant des emplois et un rayonnement régional important à cette entreprise familiale qui perdurera jusqu’au siècle suivant.


Pilage ou broyage des pommes à la cidrerie Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).
Pilage ou broyage des pommes à la cidrerie Malherbe (mairie de La Romagne, avec l’aimable autorisation de monsieur René Malherbe, maire de la commune).

En 1940, les Allemands veulent faire disparaître la production de cidre et procèdent à l’arrachage d’une partie des pommiers qui empêchaient la culture intensive et mécanisée des terres telle qu’ils la voulaient : monsieur René Lelong se souvient, lorsqu’il évoque le passé de son village, d’avoir vu des Allemands ou leurs subordonnés arracher des pommiers dans le hameau de Belair au Plan Fromageot, afin de constituer de grandes pièces de terre. Ils ne parviennent pas totalement à leurs fins. Mais, durant les années qui suivent, la pousse de certains jeunes pommiers garde la trace du passage des chars et des autres engins en se développant assez parallèlement au sol.


Monsieur Michel Mauroy, producteur artisanal de cidre à La Romagne, devant son pressoir à pommes (collection privée, avec l’aimable autorisation de monsieur  Michel Mauroy).
Monsieur Michel Mauroy, producteur artisanal de cidre à La Romagne, devant son pressoir à pommes (collection privée, avec l’aimable autorisation de monsieur Michel Mauroy).

Quant à la fabrication artisanale du cidre, elle se poursuit tant bien que mal, malgré la concurrence d’autres boissons. Le dernier à en produire est monsieur Michel Mauroy (du Mont de Vergogne), qui y adjoint la fabrication de jus de pommes. Mais il cède à son tour cette activité. Si bien que, dans les années 2020, plus aucun Romanais ne fait son cidre…